Les dessous de « Call Me To Play », la plateforme de prostitution soutenue par le gouvernement suisse

Article paru sur lesinrocks.com le 14 novembre 2018

Financée par des organismes publics, cette plateforme helvète de mise en relation a été mise en place par des associations qui veulent toucher un public compliqué à atteindre. Inédite dans sa forme, elle permet une large sensibilisation à la fois des travailleurs du sexe, mais aussi des clients.

Tout part d’un constat. La difficulté des associations à toucher les travailleurs et travailleuses du sexe qui officient sur Internet. Or la toile est devenue un lieu de prostitution mais aussi un business juteux pour des intermédiaires qui font payer des sommes astronomiques pour l’inscription à des sites où les prostitués sont isolées et sans informations. D’où l’intérêt de la plateforme inédite et gratuite lancée et soutenu par le gouvernement suisse il y a trois semaines. Son nom ? Call me to play.

« Ce site, c’est le carrefour de la pratique en 2018, assure Zoé Blanc-Scuderi, coresponsable de la plateforme de mise en relation. Il permet à la fois de toucher les travailleurs du sexe sur internet et également les clients très difficilement abordables et qui font aussi partie du public cible de la prévention. »

« On n’est pas dans la morale »

A la base du projet, deux associations helvètes, Aspasie (Genève) et Fleur de Pavé (Lausanne), qui ont mis sur pied Call me to play le 30 octobre dernier après presque trois ans de travail. L’objectif : mettre en relation des travailleurs du sexe avec des clients tout en parlant des risques sanitaires aux uns comme aux autres.

« L’un des enjeux important était de faire un site pour sensibiliser mais sans faire peur. Il faut que ça soit sexy et plaisant, c’est un site de rencontre, décrypte Pénélope Giacardy de l’association Aspasie. On est pas dans la morale. On ne juge pas. Chacun fait ce qu’il veut dès lors qu’il est prévenu des risques. »

Le pari est réussi : un design aux teintes pastel, léché et épuré, plutôt élégant et bien moins glauque que d’autres plateformes payantes. Les travailleurs du sexe, répartis en plusieurs catégories – homme, femme, trans, couple ou BDSM – peuvent s’inscrire gratuitement pour publier un profil public via lequel des clients pourront les contacter. Plusieurs informations y sont visibles comme l’âge, les tarifs, des photos ou encore des indications sur les différentes mensurations.

Mais, et c’est l’une des particularités de Call me to play, on peut également y lire les centres d’intérêts, les qualités ou encore les musiques préférées des personnes inscrites. « On a beaucoup travaillé pour que les annonces soient très humanisées, raconte Pénélope Giacardy. On a voulu qu’il y ait une grosse partie de texte pour se présenter. Le travail du sexe, ce n’est pas qu’une pratique sexuelle, il y a quelqu’un derrière. »

Code couleur pour pratiques à risques

La présentation se termine par la liste des prestations qu’effectuent le ou la travailleuse du sexe. Du baiser jusqu’au rapport sexuel sans préservatif. Un code couleur, vert (safe), orange (un peu risqué) et rouge (risqué), est mis en place pour chaque pratique.

Un excellent moyen de prévention selon Zoé Blanc-Scuderi qui estime que lors des visites à domicile ou dans les salons, les travailleurs du sexe ne révèlent pas toujours aux associations ce qu’ils font ou leur disent ce qu’elles veulent entendre. « Là, on sait ce qu’ils proposent réellement et on peut mieux sensibiliser. Par exemple, il y avait un profil qui proposait des fellations sans préservatif et qui pourtant expliquait ne faire que des pratiques safe. On peut donc prévenir directement, expliquer quels sont les risques, etc. »

Car tous les profils font l’objet d’un contrôle a priori par les associatifs en charge du site. Vérification que les annonces sont légales, qu’il n’y a pas de mineurs, que ce sont réellement des travailleurs du sexe derrière et non pas des intermédiaires ou des structures. Par exemple, les prestations non-tarifées sont refusées. « En fait, on voit ce qui va, ce qui ne va pas, résume Zoé Blanc-Scuderi, fine connaisseuse du milieu à l’œil aguerri. Je contacte l’ensemble des inscrits. »

Ces derniers doivent répondre à quelques questions obligatoires. S’ils sont nouveaux dans le métier, s’ils veulent des informations des associations et s’ils veulent des préservatifs gratuits. Depuis le 30 octobre, Call me to play comptabilise plus de 70 profils de travailleurs du sexe et environ 1 600 visites par jour.

Sécurisant et rassurant

Anaïs, 42 ans, s’est inscrite sur le site il y a une quinzaine de jours. Elle est travailleuse du sexe depuis sept ans. Elle apprécie particulièrement sa gratuité. « La plupart des sites font des tarifs prohibitifs, à plusieurs centaines d’euros le mois, explique-t-elle. Il faut beaucoup travailler ne serait-ce que pour s’y inscrire. » Elle est également satisfaite du système de référencement des annonces qui remontent en fonction de la disponibilité. « Ailleurs, il faut payer pour actualiser son profil. »

Selon Anaïs, l’autre avantage majeur réside dans la teneur informative du site, notamment grâce au code couleurs protecteur. « On a beaucoup de clients qui demandent des pratiques à risques, décrit-elle. Là, grâce à cela, on peut leur expliquer pourquoi c’est dangereux. C’est très sécurisant, on peut plus facilement se justifier, alors qu’habituellement, on n’est pas écoutées. »

Contacts, informations et alertes

Manuelle (le prénom a été modifié) abonde. « On sent que c’est construit par des gens qui tiennent à nous, se félicite la trentenaire qui s’est inscrite il y a une dizaine de jours. Il y a les contacts des différentes associations, beaucoup d’informations. C’est rassurant. »

Au nombre des informations disponibles, des onglets permettant de savoir qui contacter en cas d’agression ou encore quoi faire en cas de rupture de préservatif. « Ce site, c’est un peu comme un ami, sourit Manuelle. Il ne nous stigmatise pas. »

Il y a également la possibilité pour les clients d’alerter des associations si la situation d’une personne « préoccupe tout particulièrement, par exemple pour des raisons de traite des êtres humains, d’état de santé, ou de précarité« , sans forcément passer par les services de police dans un premier temps.

Financeurs publics

Autre particularité et pas des moindres, ce sont des organismes publics qui financent la plateforme. L’Office fédéral de la santé publique, la coordination romande des antennes sida ou encore la FedPol (Office fédéral de la police) financent à hauteur de 90 000 francs suisse (environ 79 000 €) sur trois ans Call Me To Play. La FedPol salue une initiative visant « à informer les travailleurs du sexe de leurs droits et devoirs et à les sensibiliser aux risques de violence et d’exploitation ».

Une situation quasi-impensable en France où les débats sur la prostitution sont plus que crispés. On imagine déjà le tollé qu’entraînerait un tel projet, qui plus est financé par des organismes publics. « En Suisse, on est hyper-pragmatique, explique simplement Pénélope Giacardy. On ne fait pas de morale. On a eu de très bon retours dans opinions publiques et les médias. »

Zoé Blanc-Scuderi s’amuse d’ailleurs de « nos questions de Français », notamment quand on lui demande si cela ne pourrait pas encourager la prostitution. « Déjà, les profils sont contrôlés. Ensuite, les personnes qui s’inscrivent le font déjà. Cela permet de donner une meilleure information et également d’avoir une meilleure connaissance des pratiques, des lieux de prostitutions ou des tarifs. C’est important pour une bonne prévention. »

« En France, c’est même devenu dangereux »

Anaïs a travaillé en France pendant plusieurs années. Pour rien au monde elle n’y retournerait. « La différence est flagrante, ne serait-ce qu’au niveau des clients. En Suisse, c’est reconnu et bien plus respectueux. Via ce site, les clients sont courtois. En France, il y a un vrai irrespect. Avec la loi sur la pénalisation du client, c’est même devenu dangereux. On est isolées, vulnérables. »

Rompre l’isolement, c’est également l’un des objectifs de Call Me To Play. Deux forums sont accessibles. L’un ouvert à tous, l’autre uniquement aux travailleurs et travailleuses du sexe. Manuelle est sensible à l’idée et « ira sûrement y faire un tour ».

La jeune femme qui n’aime pas travailler avec d’autres femmes parce que « c’est un milieu compliqué » y voit justement un bon moyen de pouvoir parler « sans concurrence », de partager des expériences et des histoires. Et la jeune femme de conclure. « Ce genre de site, c’est l’avenir. »

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